1) Le Sacré et le Profane :
Etymologiquement est profane tout ce qui se trouve devant une enceinte réservée, devant le temple, tout ce qui n’appartient pas à la religion. Ne parle-t-on pas d’un air ou d’une musique profane en les opposant à la musique sacrée ? Traitant de l’art poétique, Boileau écrit : « Tout profane exercice est banni de son temple ». Dans l’antiquité était profane celui qui n’était pas initié à des mystères. Ce terme s’oppose donc à ce qu’il est convenu d’appeler « le sacré », désignant ce qui est à la fois
séparé et circonscrit. Ce mot provient du latin « sancire » ,délimiter, entourer, qui prit par la suite le sens de sacraliser et sanctifier. Ce qui est sacré appartient donc à un domaine séparé, interdit, inviolable et fait l’objet de révérence religieuse. Cette révérence peut être également au-delà de toute religion, elle est alors l’expression d’un respect absolu : on parle par exemple des « droits sacrés – i.e . inaltérables- de l’homme ». En ce sens, ce qui est sacré ne peut être enfreint ou violé, tel par exemple le secret qui est chose sacrée. Pour les latins le sacré avait une double signification car, s’il désignait d’une part ce qui était voué à un dieu, vase sacré, enceinte sacrée, voire langue sacrée, il pouvait être d’autre part une imprécation : celui qui était déclaré « sacré » pouvait en effet être tué sans autre forme de procès : « sacer esto ! », c’est-à-dire : « qu’il soit voué aux dieux infernaux ! ». Si un homme était déclaré « sacerrimus » il était considéré comme le plus infâme des hommes et ce que Virgile nomme « auri sacra » est la « soif exécrable de l’or ». C’est dans ce deuxième sens à connotation négative qu’il faut certainement voir l’origine de notre verbe « sacrer » - jurer, blasphémer- ainsi que celle de l’adjectif « sacré » dans des expressions telles que « un sacré loustic, un sacré menteur, un sacré temps ( qui n’a rien à voir avec un temps sacré » etc.
« Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère » a pu écrire Maurice Barrès dans « la colline inspirée ». Qui n’a fait cette expérience ? A l’instant où l’on pénètre en certains lieux on est pris d’un singulier respect et le silence s’impose. Certains de ces endroits – temples, églises ou mosquées – sont sacrés car dédiés à une divinité, d’autres, on ne sait pourquoi, imposent le respect et peut-être plus encore, l’admiration, une ferveur particulière. On est envahi de ce que Rudolf Otto nommait « le sentiment du numineux », lequel comporte d’une façon inconsciente un élément de crainte devant une puissance absolue, un élément de mystère devant ce que l’on ne connaît pas. On se ressent profane franchissant une enceinte sacrée, notre moi semble faire partie de quelque chose de plus grand que nous qui agit dans l’univers, en dehors de nous et pourrait être un refuge suprême si notre être inférieur venait à faire naufrage. Ajoutons que cette expérience du numineux est ambivalente, car, si d’un côté l’être est saisi d’une sensation d’effroi devant une grandeur incommensurable, de l’autre, il est irrésistiblement attiré vers quelque chose de merveilleux (ce qui n’est pas sans rappeler le frisson sacré éprouvé par les mystiques dans le silence et la pénombre d’un sanctuaire, frisson qui évoque la présence de quelque chose de tout autre, qui arrache l’être à lui-même et le trouble).
De tout ce qui précède on se rend compte qu’il existe deux domaines : l’un est réglé de manière transcendante, d’une certaine façon à la fois dangereuse et capitale, et un autre où l’homme a loisir et liberté de penser et d’agir à sa guise. La vie est en fait l’équilibre entre ces deux domaines. En effet, si le sacré envahissait tout, il s’ensuivrait une sorte de paralysie craintive et de scrupule obsédant, mais si le sacré disparaissait totalement, le profane ne pourrait que se ressentir vide et orphelin.
L’établissement d’une limite séparant l’espace en deux parties, l’une profane et l’autre sacrée, est le moyen inventé par les hommes pour sauvegarder l'équilibre de la société en imposant des règles bénéfiques et des interdits nécessaires. La vie est constituée par la régulation entre le caractère intense du sacré et le caractère praticable du profane, par l’équilibre entre ces deux domaines.
Dans les civilisations archaïques et figées, la vie sociale est réglée uniquement par la tradition et le sacré, on se réfère en tout à une croyance. Dans les civilisations plus dynamiques, le sacré se retire dans un espace réservé où l’on va librement pour se ressourcer dans un temps où tout ne s’écoule pas vers la fuite, mais où tout s’enracine dans la naissance d’un espace où la terre n’est pas constituée par des territoires concurrentiels mais par un immense domaine fraternel et commun. En ce sens, on peut dire que le sacré devient alors pour l’homme qui s’y rend librement, lieu de ressourcement, de pause, de retour sur soi, de méditation, de pensée, à l’écart de l’agitation qui règne dans le monde profane. Le sacré ainsi conçu a besoin de mystères pour exister, car, selon le mot de Oswald Wirth, « tout ce qui doit prendre corps s’élabore en secret, dans l’antre obscur des gestations où se poursuit l’oeuvre cachée ».
2) Le Temple Maçonnique : espace et temps sacré :
Dans les rituels maçonniques, quel que soit le rite, trois coups frappés invitent les Frères au silence et au recueillement, trois coups qui ne sont pas sans nous rappeler les coups précédant un spectacle théâtral. Le rideau se lève, la lumière paraît et le spectateur est transporté dans un monde, où rien ne sera comme à l’extérieur dans le monde profane. Le silence se fait, chacun sent monter en lui une quiétude, une sensation d’élévation spirituelle qui relève déjà d’une hiérophanie, de la révélation d’un espace sacré. Chacun ressent confusément que quelque chose qui le dépasse est en train d’arriver. Cet état affectif qui submerge le moi, ce sentiment diffus qu’a la conscience d’être conditionnée par quelque chose qui ne dépend pas d’elle, qui est indépendant de sa volonté et qui ne se laisse pas appréhender comme une chose visible, est justement le « sentiment du numineux » dont il était question plus haut. Mais cette configuration émotionnelle intime ne se transformera vraiment en sacré que par l’adjonction d’une représentation intellectuelle. C’est là qu’intervient le rituel, il relaie ce sentiment immédiat et implique le Frère présent sur les colonnes.
La première fonction du rituel d’ouverture est de sacraliser le lieu où s’effectueront les travaux : ce dernier doit en effet recevoir une légitimation surnaturelle, il doit être délimité, consacré, car il est désormais chargé de puissance numineuse. Au REAA, après s’être assuré que l’espace sacré n’avait pas été profané, le Vénérable Maître fait confirmer le paysage du lieu sacré dans sa valeur hiérophanique par une série de constructions symboliques : les trois piliers (Sagesse, Force et Beauté) sont allumés pour présider à la construction de l’Edifice Sacré, puis apparaissent les trois Grandes Lumières sur l’Autel des Serments avant que le Tableau de Loge soit déroulé par le Frère Expert sur le Carré Long . Il procède ensuite par une série de questions-réponses avec ses deux surveillants au découpage du lieu (de l’Orient à l’Occident, du Septentrion au Midi et du Zénith au Nadir). L’espace sacré devient alors point de référence absolu, centre du monde, lequel est recréé à partir de ce lieu. C’est là, en ce lieu orienté, en ce lieu de convergence des forces cosmiques que se pratiquent les initiations, le Temple devient l’endroit où se pratiquent les rites, les gestes archétypaux devant régénérer le monde. Pour les Frères, demeurer dans l’espace sacré, c’est se retirer des lois du monde profane et accéder à une pureté inviolable.
L’espace étant délimité, il ne reste plus au Vénérable qu’à déterminer le temps du travail :
« Quelle heure est-il ? ,Frère second Surveillant ? » - Il est midi !
Le temps fait l’objet d’une différenciation analogue à celle de l’espace. Le temps des activités profanes est suspendu. Les coups de maillet et les batteries ponctueront désormais l’écoulement d’un temps immuable, du Grand Temps Mythique, d’un temps sacré, caractérisé par la suspension des habitudes ou des normes du temps de labeur. Ce temps sacré se confond avec le temps mythique des dieux, le « Grand Temps » dont parle Dumézil, « celui durant lequel sont survenus les éléments primordiaux ». Ce Temps Sacré est la répétition du Grand Temps et le Franc-Maçon est ainsi le contemporain du temps des origines, il en capte la force pour assurer la rénovation de la société.
On le voit bien, grâce à des représentations et des techniques symboliques, le Franc-Maçon échappe au monde unidimensionnel du travail et des préoccupations matérielles. Cette sacralisation met les Frères dans une disposition de réceptivité et de tension intérieure et le Rituel apparaît comme un acte créateur.L’atmosphère du lieu change, il se remplit d’une force invisible qui pénètre chaque Frère et chacun se concentre sur son être intérieur, il oublie sa condition matérielle et chasse définitivement les métaux hors du Temple.
3)jeu sacré et initiation :
Un autre niveau du Sacré apparaît, qui se manifeste en certaines occasions et n'est pas sans rappeler la religion: L’expérience du sacré vécue par le Franc-Maçon à l’intérieur du Temple ne reste jamais privée et intime : tous les Frères, en effet, la partagent, elle est mise en forme collective à travers un mythe, que ce soit celui d’Hiram en ce qui concerne la Maçonnerie que nous pratiquons, ou Osiris, en ce qui concerne le rite de Memphis Mizraïm. Le mythe apparaît alors comme le complément de l’expérience du sacré. Au moment de l’élévation ou exaltation au 3ème degré ( ou au 13ème et 14ème degré), nous le vivons sur un plan ludique, incarné, mis en scène et théâtralisé. Selon Huizinga « l’action sacrée est quelque chose qui se fait, ce qui est représenté est un drame. Sa fonction n’est pas une pure imitation, mais une communion ou une imitation ».
La pratique du sacré comprend donc à ce niveau un jeu qui est pour le corps ce que le symbole est pour l’esprit, quant au rite, il règle le déroulement des actions sacrées par une tradition.
L’initiation elle-même n’est, elle aussi , rien d’autre qu’un jeu rituel qui sert de cérémonie de passage. Elle symbolise la mort et la renaissance – mort du vieil homme et naissance de l’homme nouveau, renaissance d’une nouvelle personnalité dotée d’une sagesse supérieure.
Pénétrant dans le Temple, le Franc-Maçon va du Profane vers le Sacré qui se révèle être une ouverture de l’esprit sur une puissance invisible. L’accès à cette représentation ne s’explique ni par la seule perception empirique (puisque le Sacré est suprasensible), ni par la seule pensée rationaliste (le Sacré n’est pas fait d’abstractions) mais par l’imagination symbolique grâce à laquelle l’esprit peut s’émanciper des seules données immédiates du réel et découvrir, derrière le sens propre des choses un second sens, figuré, qui les « leste d’une profondeur insoupçonnée » (Ernst Cassirer).
4) Conclusion:
On peut dire d'une façon générale que le Sacré est l'un des domaines qui organisent nos vies. Il est réglé de manière transcendante et s'oppose au Profane où l'homme est libre de penser et d'agir à sa guise. Le Sacré nous fait prendre conscience de la place que nous occupons dans le cosmos. Il est pour celui qui s'y rend librement lieu de ressourcement, de retour sur soi, de pensée, de réflexion à l'écart de l'agitation du monde.
Il existe bien en Franc-Maçonnerie, dans notre vie maçonnique où à chaque instant nous baignons dans le Sacré:
Dès le jour de notre initiation nous sommes amenés à participer à un jeu rituel et sacré par lequel nous mourons et renaissons symboliquement. En d'autres moments, toujours par le jeu, "une action sacrée" et collective nous vivons physiquement un mythe qui nous relie à nos Maîtres passés, nous rattache à une histoire qui remonte au fond des âges.
D'autre part, à l'ouverture des travaux, à chaque tenue, l' une des fonctions du Rituel est de sacraliser le lieu où va s'effectuer le travail, il reçoit une légitimation supranaturelle, il est délimité, consacré, chargé de puissance numineuse: le Temple devient l'endroit où se pratiquent des gestes archétypaux qui ont pour fonction de régénérer le monde. Grâce à cette sacralisation, les Frères deviennent réceptifs et se concentrent sur leur être intérieur, oubliant leurs conditions matérielles, donc leurs métaux.
« Les Frères n’aspirent pas au repos, ils promettent de continuer au dehors du Temple, l’oeuvre maçonnique ».
L’article 1er de notre Constitution nous rappelle que nous travaillons à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’humanité.
Les travaux en Loge sont un moment d’élévation spirituelle et de ressourcement, comme nous l'avons vu. Cette démarche, cependant, serait stérile si nous en restions uniquement au stade spéculatif:
Les deux premiers grades de la Franc-Maçonnerie permettent à l’Initié de dégrossir la pierre brute et de s’instruire. Le Maître maçon a su s’approprier les symboles qu’il a désormais le devoir de projeter dans le monde profane. Il est passé de l’équerre au compas, du domaine du tangible à celui des idées. Il a pour mission de combattre dans la cité les préjugés qui s’opposent au développement de la Connaissance.
Il a médité sur le Mythe d’Hiram et sait que l’Ignorance, le Fanatisme et l’Ambition (les trois mauvais compagnons) peuplent le monde profane. Son devoir est désormais d'y retourner afin de les combattre pour que règnent la Liberté, l’Egalité et la Fraternité