Variations sur le bonheur

 

 

Il y a déjà quelques temps que je souhaitais proposer une planche sur le thème du bonheur en réaction à certaines  notes pessimistes exprimées parfois dans cet atelier et à l’expression  d’une nécessaire démarche maçonnique vécue dans la souffrance.

Je souhaite également appuyer  mes propos sur quelques citations d’auteurs qui me semblent aller dans le sens d’un plaidoyer pour le bonheur.  Les FF qui me connaissent savent la place occupée dans ma vie quotidienne par  la lecture -et la littérature en particulier. Je considère en effet qu’elle est pour moi source essentielle de connaissance  au même titre que d’autres approches mais qu’elle est également porteuse de moments de bonheur.

Enfin comme dernier préalable, je souhaite indiquer qu’il ne s’agit pas cependant pour moi d’adopter une posture béate, ignorant les difficultés rencontrées par beaucoup mais plutôt de m’interroger sur ce que les Grecs appelaient « la vie bonne », c'est-à-dire les conditions d’un bonheur lucide.

« Nous cherchons tous le bonheur, mais sans savoir où, comme des ivrognes qui cherchent leur maison, sachant confusément que cela existe… »,  nous dit Voltaire.

Rien de plus important que le bonheur et rien de plus insaisissable. Si les philosophes en ont fait très tôt un objet d’étude, c’est aujourd’hui devenu un thème central de nombreuses approches de sciences cognitives.

Mais, c’est quoi le bonheur ?

Le « petit Larousse illustré » répond à cette question en indiquant : « le bonheur est l’état de conscience pleinement satisfaite ». De fait, chaque mot de cette définition me semble revêtir de l’importance.

La satisfaction, bien sûr, puisqu’il y a dans le bonheur une dimension hédoniste, liée à la satisfaction de nos désirs et de nos besoins. L’hédonisme, qui fait du plaisir le souverain bien, correspond à cette maxime bien connue de Chamfort : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà, je crois toute la morale. » Cela nous rappelle justement que notre sentiment de bonheur repose sur une multitude de petites satisfactions avec l’existence, « ces petits bonheurs » anonymes, dont aucun isolément  n’a vocation de devenir « mémorable », mais dont l’absence empêche la vie heureuse. La disponibilité à accueillir ces petits bonheurs (repas entre amis, visite d’un enfant,  voyage avec des amis ou rencontre avec un roman) est un soubassement indispensable de notre bonheur global.

Cela pourtant ne saurait suffire.

Il y a aussi la plénitude. Le bonheur objectif de toutes les entreprises humaines : lorsque nous voulons être aimés, exceller, progresser dans notre cheminement intérieur, enrichir nos conceptions ou simplement nous enrichir en métaux, c’est parce que nous pensons et espérons que cela va nous rendre heureux. Nous supposons que cela va nous permettre enfin d’atteindre cette plénitude reposante dans laquelle nous n’aspirerons plus à rien d’autre qu’à vivre et savourer l’instant présent. Cette dimension de plénitude est importante elle aussi, elle renvoie pour nous FM à la notion d’égrégore, c'est-à-dire à la réalisation d’une communion harmonieuse et positive d’une assemblée de maçons. Elle nous rappelle que rien ne compte davantage que le bonheur qui doit ainsi être placé au plus haut de ce que nous avons à respecter et rechercher mais aussi à transmettre. Si très souvent la douleur sépare et assèche, le bonheur rattache et remplit.

Il y a enfin la conscience. Car on ne peut passer toute sa vie à côté du bonheur. Non pas que les conditions soient absentes de notre existence, mais parce que prétendre au bonheur suppose de prendre conscience des instants heureux lorsqu’ils surviennent. Conscience de leur existence et de leur importance. Si nous ne sommes pas conscients, nous ne  vivrons que des bonheurs perdus, des bonheurs « d’après-coup », des bonheurs faits de « regrets » comme dans le poème de Raymond Radiguet, Les Adieux du coq :

« Bonheur, je ne t’ai reconnu

                                               Qu’au bruit que tu fis en partant. »

C’est ce qui fait que le bonheur est une forme de transcendance du bien-être : par le mouvement de notre conscience, nous élevons notre bien être d’un moment vers quelque chose de plus fort encore.

Mais cette conscience qui nous permet de ressentir la plénitude du bonheur, qui nous fait accéder aux bouffées d’immortalité qu’il procure, c’est aussi elle qui nous en fait percevoir le caractère éphémère et donc tragique. Et nous sommes coincés entre les extrêmes du bonheur : entre son caractère trivial, parfois un peu niais à force de tendresse et de simplicité et son côté impressionnant, intimidant, grandiose, car il nous fait toucher à l’essentiel de la vie et de la mort.

La plupart des études sur le sentiment d’avoir une vie heureuse montre que ce sentiment est lié à une fréquence et une répétition de petits états d’âmes agréables, à des bouffées de « petits bonheurs », plutôt qu’à de grands moments émotionnels. C’est le tissu de nos moments de bonne humeur qui compose la trame de notre bonheur.

Il y a de nombreux états d’âme liés au bonheur : allégresse, légèreté, confiance, force, harmonie, plénitude, paix intérieure, sérénité, sentiments d’appartenance, de fraternité, etc. Le bonheur ressemble ainsi à un tableau impressionniste : tous ces états d’âme positifs en composent les touches minuscules. Mais, il y a aussi des touches plus sombres d’états d’âme négatifs qui font que le résultat final n’est pas « rose bonbon ». Il n’est jamais rose bonbon dans la vraie vie et les poètes romantiques nous le rappelle, comme Chateaubriand : « Les danses s’établissent sur la poussière des morts et les tombeaux poussent sous les pas de la joie. » Toujours la proximité du bonheur et du tragique !

Il ne peut y avoir durablement de bonheur inconscient ou insouciant.

D’où les limites à ne voir le bonheur que comme l’accumulation et la répétition des  plaisirs.  Nous devons aussi voir le bonheur comme le résultat d’une vie pleine de sens. Ces deux voies se complètent et se renforcent et plus encore sont nécessaires l’une à l’autre. Le bonheur repose sur des instants heureux mais n’est pas que cela : il est aussi l’intégration de ces instants heureux dans une vision de son existence au service d’un sens donné.

C’est Philippe Delerme, autre romancier à avoir souvent parlé des « petits bonheurs » qui raconte ce souvenir  de classe de terminale où le professeur de philosophie pose en cours la question : « êtes-vous heureux ? » Presque tous les élèves répondent non, au grand désarroi de l’enseignant déconcerté qui se lance alors dans « une apologie laborieuse d’un équilibre personnel qui ne nous tentait guère… Il y avait dans le mot de bonheur quelque chose de lourd et de repu. », nous dit-il.

Cette méfiance, souvent de mise face au mot « bonheur » est aussi illustrée dans la pièce de Jean Anouilh « Antigone ».  La jeune fille en discussion avec son oncle, Créon :

-Antigone : « Le bonheur…

- Créon : Un pauvre mot, hein ?

-Antigone : Quel sera-t-il mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle la petite Antigone ?

Vous me dégoutez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n’est pas trop exigeant. Moi je veux tout, tout de suite, - et que ce soit entier – ou alors je refuse ! ... Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que ce soit aussi beau que quand j’étais petite – ou mourir. »

Inutile de préciser qu’Antigone- fille des amours incestueux  d’Œdipe et de Jocaste-  ne trouvera jamais le bonheur et que son histoire finira mal. Ainsi est-il fréquent que l’adolescence ou le début de l’âge adulte ne puisse guère nous apprendre sur le bonheur. Alors quand s’arrête ce moment chez certains d’entre nous et que la question « qui suis-je ? »  cède le pas à la question « Que faire de ce que je suis ? » la question du bonheur ressurgit. Ne devient-on pas d’ailleurs adulte lorsqu’on commence à se poser la question du bonheur ? Et surtout lorsqu’on commence à comprendre qu’il dépend surtout de nous.  En tout cas, insidieusement, comme ça, la question du bonheur se pose un jour à nous.

La grande question de l’adulte face au bonheur est de ne pas la confondre avec celle du confort.

En devenant adulte, on comprend aussi que les projets de « vie bonne » n’ont à être ni valorisés ni méprisés. Ils répondent aux convictions de chacun, à la conscience que l’on peut avoir des ses forces et surtout de ses faiblesses.

Et, un jour, on en vient à frapper à la porte d’un Temple maçonnique.

Puis-ce qu’il s’agit de rechercher le sens, que l’on est sur le tempo de l’essentiel, on est mis en présence de l’essentiel : abandon des métaux, sacralisation du temps et de l’espace, isolement du monde profane pour nous faire entrer dans un monde idéal, essentiel, censé représenter la totalité du cosmos et nous serons exclusivement attentifs à ce qui se passe et se dit en loge.

La FM nous invite à ériger le temple universel et nous presse de construire en nous même notre propre temple intérieur afin que notre plein épanouissement personnel puisse contribuer efficacement à l’amélioration de notre société.

« On ne saurait connaître la joie si l’on n’a pas fait la paix en soi et autour de soi », nous dit Jacques Trescases, dans un article du n° 52 de la revue « La chaîne d’union ».

En effet, la FM, discipline d’éveil nous aide à acquérir la sagesse, la force et la beauté, c'est-à-dire la capacité d’harmoniser nos désirs et nos passions afin que nous soyons dans tous les aspects de notre vie ; dans le Temple et hors du temple, porteurs de paix et de bonheur. On peut décider de travailler à son bonheur. C’est ce que Spinoza appelle : « rechercher la joie par décret de la raison. »

Au sein du GODF, j’ai trouvé une démarche qui contribue à m’aider dans cette quête incessante et à jamais inachevée.

Car,  contrairement à ce que beaucoup de personnes pensent, bien des changements sont encore possibles. De même, les efforts pour nous rapprocher du bonheur nous font aussi du bien. C’est sans doute pour cela que Jules Renard disait : « Le bonheur, c’est de le chercher. »